Azathoth et les racines de la peur

Ce texte remonte à plusieurs années en arrière, quand Laurent et moi étions en quête, et que je lui avais fait découvrir les Grands Anciens, ayant de mon côté intégré un Ordre américain dirigé par Nocturnus, le plus expérimenté d'entre nous à ce moment là.

Il y avait, jusqu'à cette nuit du dimanche 3 Novembre, un grand oublié dans mes rites. Azathoth, qui pourtant trône au coeur du Chaos, aveugle et fou, et dont la "musique" façonne les univers en détruisant autant qu'en construisant.

Nous avions l'habitude de plaisanter avec Laurent, sur ce à quoi pourrait ressembler une opération à Azathoth… Quedalle…
Sa voie est en effet celle du néant, d'une méditation cherchant le vide, le noyau originel, la négation de tout ce qui pourrait paraître censé, raisonné, pour gagner les rives de l'étourdissement et de l'absence de conscience.

Que faire avec Azathoth ?
Rien. C'est sa nature même.
C'est ce que nous pensions.
Nous avions tort.

Soucieux d'équilibrer mes rites aux Sept, je m'étais donc résolu dimanche dernier à accomplir une transe méditative dont l'objectif était de me connecter à l'essence du "Dieu Idiot" comme il est surnommé sans que ce soit péjoratif, le créateur déchu de tout ce qu'il est possible de concevoir, de percevoir, d'appréhender.

Les transes méditatives, si une échelle devait être donnée, ne sont pas censées être aussi périlleuses qu'un rite d'ouverture de portail. Ce que j'ai vécu a pourtant surpassé de loin les graduations du danger que je pensais connaitre.

Tard dans cette nuit du dimanche, j'ai revêtu la robe, le sceau, la ceinture en correspondance avec Azathoth. J'avais imaginé un mode opératoire que j'avais déjà éprouvé : la perception au travers d'un miroir noir, propice aux visions, aux communications, sa surface servant de média entre les plans. Je m'étais armé d'une baguette d'ébène façonnée en lune descendante, que j'utilise préférentiellement pour le bannissement et tout ce qui a trait au Chaos.


J'ai ensuite opéré des rotations dans le sens inverse des aiguilles d'une montre avec la baguette chaotique pour troubler la surface du miroir noir, et créer une fenêtre si on veut, théoriquement imperméable.
Des ombres tournoyaient sur la surface de la plaque noire, et j'ai poursuivis mon travail jusqu'à ce que cette "lucarne" soit ouverte.

Vinrent les visions, dans un grand trouble.

Visions d'absurdités d'abord, d'objets communs cohabitant de manière incohérente et se fragmentant en une sorte de kaléidoscope. Puis une ombre un peu plus claire dans l'obscurité, drapée, fuyante, entrainante. J'ai reconnu tout de suite Nyarlathotep, le messager, qui me guidait.
Ensuite, dans des craquements et des sortes de déchirements, la perceptions d'univers entiers, d'étoiles, de galaxies, dans des grondements, des effondrements ou des jaillissements.

Enfin le vortex du chaos primal, spirale titanesque comme une tornade de vents violacés, où des myriades d'âmes désincarnées tournaient comme des feuilles mortes dans une désintégration partielle, hurlant et gémissant. Au centre, la forme bulbeuse, radiante, jaune orangée d'une masse qui était le pôle absolu.
Azathoth.


Des mondes entiers servaient de marches à l'escalier qui mène à ce symbolique "trône" dont je n'ai pas eu de vision matérielle, mais à percevoir au sens figuré. J'étais moi-même happé dans les vents violents du vortex, balloté comme un brin de paille dans une tempête.
La "musique" ressemblait à des déchirements tonitruants d'orgue, des disharmonies de flûtes, des cris, des coups ; et paradoxalement, elle était perçue sans être audible au sens commun du terme. Une musique qui ne s'écoute pas avec les oreilles...

J'ai perçu le Necronomicon proche de la masse bulbeuse, comme un énorme rouleau d'or infini, qui s'enroulait et se déroulait dans un sens et dans l'autre, sans logique apparente.


Je ne peux pas me souvenir de tout le chaos d'images et de visions fragmentaires qui me furent données à voir. Je me souviens d'un monde où des sortes d'insectes xénos, noirâtres, aux pattes en crochets, semblaient célébrer un culte dans des cités indescriptibles, termitières de pierres, de colonnades et de minarets.
De temps à autre le visage boursouflé qu'on prête parfois à Azathoth, les yeux crevés, occupait tout le miroir.

Je sentais une douleur ou du moins un poids très lourd sur la poitrine, à l'endroit où pendait le sceau.

C'était une sorte d'overdose d'images et d'émotions, un voyage qui aurait pu être sans fin.
Je me suis recentré sur l'espace dans lequel je me trouvais, tant bien que mal.
J'ai mis un casque audio et je me suis plongé en méditation en écoutant des pistes jouant sur les ondes beta, thêta, etc. par phases successives, censées apaiser l'esprit et affuter les perceptions.

C'est alors que j'ai eu le sentiment d'une présence, derrière moi, dans la pièce. Une peur sans nom m'a envahi, et je ne suis pourtant pas du genre froussard pendant mes rituels. Mais on touchait là à une peur quasi animale, primitive, instinctive. Il y avait quelque chose derrière, d'horrible oui, mais pas directement nuisible, qui rodait simplement dans mon dos.
Ca ne voulait pas attaquer.
Ca voulait terrifier.

C'est alors que me sont revenues à l'esprit les mots de Nocturnus, le plus expérimenté de notre Loge. "Fear is a way..." (La peur est une voie).

J'étais bouleversé comme jamais par cette peur surgie de nulle part, et dont je n'ai absolument pas l'habitude. Et en même temps, plus je tentais de lui résister, plus elle perdurait, se renforçait, se nourrissait. Mon familier était là, et tentait tant bien que mal de lutter, mais j'ai du lui ordonner de lâcher prise, et de fuir.

Il ne fallait pas résister à la peur, mais y plonger, s'y fondre et s'y complaire.
Plus facile à dire qu'à faire...

J'ai cependant gardé mon self-control, et fort de cette prise de conscience, j'ai lâché prise, me laissant aller à cette peur instinctive, une peur d'avant l'homme, d'avant la terre elle-même.
J'avais fixé le temps de méditation à 30 minutes, qui m'ont plutôt parues être 3 heures, mais j'ai tenu.

Quant à la chose derrière moi, je ne sais pas ce qu'elle était.
Pas grand chose sans doute, entre la goule et le démon.
L'important n'était pas là. L'important c'était l'acceptation de la peur comme une voie à part entière, un vecteur de révélations et d'évolution.

J'ai compris en fermant le rituel avec toutes les protections d'usage, qu'Azathoth n'était pas seulement le "rien" ou le "tout" ; c'était aussi le Dieu fou, la perte de tout repère, l'anarchie de ce qu'il dégage, les aberrations qu'il véhicule.
Et il fallait retenir cette leçon, qui n'est pas un jeu de mot : ne pas avoir peur de la peur. L'admettre, l'accepter non comme une faiblesse, mais comme un passage.

Ce fût tout de même une expérience extrêmement éprouvante, et qui, une fois revenu sur notre plan (qui paraît alors tellement dérisoire), reste un souvenir pas forcément très agréable...

Azathoth n'a surement pas eu conscience un seul instant de ce que je vivais. Mais le simple fait de l'approcher représente un certain risque pour le contrôle de soi.
Je me demande si la technique que j'ai employée a, oui ou non, ouvert un portail, ce qui pourrait expliquer l'intrusion.

Mais je conserve précieusement la leçon, l'enseignement de ce moment intense, comme un trésor inestimable, aussi paradoxal que ça puise paraître, puisque j'ai rarement été aussi déstabilisé...

Effectivement, travailler avec le sultan des démons c'est un peu comme fleurter avec la folie!
Juste après on en ressort pas indemne...